Rencontré lors des journées cinématographiques d’Alger, Hamid Benamara revient, plus de trente ans après avoir quitté l’Algérie, avec un film consacré à l’œuvre et au parcours d’un grand graphiste et peintre algérien, Mustapha Boutadjine. Cet obsédé du cadrage et maniaque de ce qu’il nomme «la grammaire cinématographique», revient avec «Bouts de vie, Bouts de rêve». Il ne s’agit pas là d’un énième film qui retrace fadement l’œuvre puissante d’un artiste puisque son réalisateur a choisi de voir le monde à travers les yeux de «Mustapha», et peut-être même de se dévoiler pudiquement à travers son regard, ses paroles, et sa gestuelle. Il y brode un fil conducteur, dans une minutie et un enchainement remarquables.
Algérie News : Comment vous définiriez-vous ?
Hamid Benamara : Je suis plus sensible qu’une pellicule. J’ai écrit un jour un texte qui résume parfaitement ce que je suis : «Dans mon enfance, j’ai essayé d’être un musicien virtuose mais mes doigts attrapaient une crampe à chaque fois que je tenais un instrument. Puis j’ai essayé d’être peintre naturaliste, mais j’ai échoué car je ne peignais qu’avec de la peinture blanche sur des toiles tout aussi blanches. J’ai essayé d’être coureur de fond, mais je n’y suis jamais arrivé car mon ombre me dépassait toujours et que la ligne d’arrivée s’éloignait à chaque fois que je m’y approchais. Puis j’ai essayé d’être un cinéaste authentique, j’ai finalement réussi.
Parlez-nous de votre rencontre avec Boutadjine, et pourquoi lui avez-vous consacré ce film ?
Mustapha et moi sommes nés dans la même rue «Génie civil» située dans le quartier de la Glacière à El Harrach. Mustapha était mon aîné. Très tôt déjà, quand le rencontrais dans le quartier, je savais que c’était un artiste dans l’âme, mais je n’avais jamais osé lui parler. Je l’ai découvert curieusement à Paris, par un heureux concours de circonstance lorsque je suis allé dans son atelier et découvert ses toiles qui mettaient en lumière des personna-lités qui ont marqué l’histoire. J’ai été ému par sa démarche. Filmer ses toiles me paraissait donc comme une évidence, c’était presque une rencontre obligatoire.
Est-ce un hommage que vous lui rendez à travers ce film ?
Je ne rends pas forcément hommage, je tente de mettre en lumière une personnalité exceptionnelle algérienne qui a introduit le design en Algérie. D’ailleurs, on voit clairement dans le film que le logo de Naftal, les premiers plans du métro d’Alger datant de 1982, de même que les plans des kiosques parisiens ont été conçus par Mustapha. Il a apporté tellement de choses novatrices pour l’Algérie
Votre film, à l’image de M. Boutadjine, revendique clairement sa dimension universelle…
Mustapha est universel, africain, chilien, cubain à l’image de mon film. D’ailleurs, il revendique cette notion d’universalité tout au long de ce film, et ce n’est pas parce qu’il est algérien qu’il doit obligatoirement réaliser des peintures algériennes. Pour ma part, je revendique le statut de cinéaste bien avant l’africanité, la berbérité ou autre origine.
Pourquoi avoir choisi d’ouvrir et de conclure votre film par l’hymne national «Kassaman» ?
Cette histoire de l’hymne national«Kassamen» est très chère à mes yeux car elle appartient à tous les Algériens. Elle n’est pas la propriété d’un gouvernement, ni d’un président, ni même d’une autorité. Ma mère était au maquis, naturellement cet hymne lui appartient aussi. «Kassaman» est utilisé dans ce film de manière percutante et cette phrase «fa Chhadou » vient à la fin de ce documentaire. Cela revêt une symbolique très forte dans le sens où on nous avez promis tant de choses, et maintenant nous sommes témoins de ce que l’Algérie est devenue. Rassurez-vous, je ne suis pas un appartchik.
La Glacière est devenu avec le temps ce qu’on appelle un quartier malfamé. Vous réhabilitez le prestige et le rôle qu’a joué ce quartier dans la guerre de Libération…
Ce quartier a enfanté plusieurs artistes que je n’ai pas pu tous citer dans mon film. La Glacière est représentative de ces centaines de quartiers populaires, de villes de ce pays. Je dis toujours qu’il faut avoir le point de vue du satellite et celui de la fourmi, lorsqu’on arrive à combiner ces deux visions, l’angle est complet. Lorsque je suis reparti à la Glacière pour filmer, c’était une façon de rappeler aux gens combien ces endroits, longtemps restés dans l’ombre, sont si précieux. Le diamant ne se trouve jamais à la surface de la terre, il faut creuser pour trouver les plus belles pierres.
Tout comme la démarche de M. Boutadjine, votre film virevolte autour de destinées incroyables…
Je suis ému que vous ayez relevé ce point car peu de gens y ont prêté attention. J’ai épousé la démarche de Mustapha, je n’ai pas cherché à devenir lui, mais plutôt à rentrer dans son monde et à m’approprier, à mon tour, ces petits bouts de rêve, ces bouts de vies. C’est vrai que ce film est construit de la sorte, d’où le choix de mon titre.
On sent, tout de même, une nostalgie, voire une amertume à peine voilée face à cette reconnaissance de l’Algérie qui tarde à venir …
Je ne parle pas des 36 millions d’Algériens. Quand je parle de rancune, c’est vis-à-vis de quelques personnes qui occupent des postes clés et qui ne donnent pas les bonnes subventions aux bonnes personnes.
En arpentant la rue Larbi-Ben-M’hidi, un journaliste m’a demandé ce que cette rue signifiait pour moi, je me suis rappelé cette phrase inoubliable que le martyr avait prononcée en réponse aux Français qui lui avaient reproché de poser des bombes dans des cafés. Il leur avait dit “donnez-nous une journée vos tanks et vos napalms, et on vous donnera à notre tour nos bombes artisanales et vous verrez le résultat!” Moi j’utilise cette phrase pour dire à ceux qui donnent des subventions, et qui sélectionnent les films dans les festivals, donnez-moi une fois le quart de ce que vous avez donné à ces cinéastes qui ont réalisé des navets, et vous verrez ce que l’on peut faire.
Votre engagement est très présent tout au long du film, mais c’est à travers les paroles de M. Boutadjine qu’on le perçoit…
L’engagement est simple, c’est celui de la vie. Ma caméra est toujours avec moi, c’est une arme. Il faut être à l’affût de l’Histoire. Lorsque j’ai filmé Meriem Makéba ou la fille d’Ernesto Che Guevara, j’y suis allé sans réfléchir. Filmer, c’est comme réaliser une toile, c’est un seul et même acte de résistance. Nous ne sommes pas obligés de porter la kalachnikov pour être un révolutionnaire.
Quels sont vos points communs avec M. Boutadjine ?
Il y en a plusieurs, mais celui qui me vient à l’esprit, c’est qu’on ne mâche pas nos mots ni nos discours. De plus, on ne cherche pas non plus à plaire, ni à l’Orient ni à l’Occident. C’est ce que j’appelle être authentique, c’est-à-dire faire des choses qui nous ressemble, rester fidèle à nous-même. Je pense aussi que nous sommes complémentaires. Mustapha est mon aîné, et lorsqu’il me laisse le filmer comme je veux, c’est comme s’il me transmettait un relais.
Le genre cinématographique de ce film est difficilement définissable, tant il est à la croisée du documentaire et de la fiction, éclairez-nous sur votre démarche ?
Je ne considère pas ce film comme un documentaire parce que la seule chose d’authentique, ce sont les propos de Mustapha et des autres intervenants. Mais ce film a été cadré, éclairé, réfléchi et monté comme une fiction. C’est un style qui se démarque des genres cinématographiques classiques. J’avais une musique interne tout au long du tournage, calquée sur le rythme narratif du conte. Il fallait que je tienne en haleine mon spectateur. Je me suis inspiré d’El Moutanabi et Abou Tama, les grands noms de cette culture. J’ai fait un film de sorte que si on est non-voyant, on sort rempli de musique, d’émotions et de révolution. Si on est malentendant, on en sort nourri de visages lumineux et d’expressions touchantes. C’est peut être prétentieux mais j’assume pleinement !
Avez-vous des projets en perspective, ou une idée qui germe déjà dans votre tête ?
Je n’aime pas le terme de projets car comme ma caméra ne me quitte jamais, et que je suis toujours à l’affût, je ne sais où elle va me mener. Mon seul désir c’est celui de revenir en Algérie parce que l’errance a duré trop longtemps, et qu’avec le temps, je me dis que je n’avais aucune raison de partir. La question est : Pourquoi je ne suis pas resté? Je suis parti parce que je voulais faire des films autour des gens et de l’amour, et je ne pouvais pas continuer à produire seul. Je pensais qu’en quittant l’Algérie j’allais être libre. Je ne suis pas libre, ni ici ni ailleurs. La liberté que je recherche n’est pas entravée par la censure, mais j’entends par là cette aisance à faire la chose. On pense la trouver sous d’autres cieux, mais au final, ce n’est pas le cas.
Un mot de la fin…
Il n’y a qu’une seule fin possible, c’est lorsqu’on cesse d’être en vie. Tout le reste, c’est le rêve permanent que j’entretiens avec et à l’aide de ma caméra. Pour moi, une caméra, c’est un miroir qui a de la mémoire, et un cinéaste ne peut qu’être que le témoin de son Histoire.
Source :
http://www.algerienews.info